par Francis Mer (59)
Conversations avec Sophie Coignard, Albin Michel, décembre 2004, 227 p., 16 €.
Dès la couverture, le lecteur sait à quoi s’en tenir : Francis Mer (FM) n’est pas un homme politique comme les autres. La photo qu’il a choisie pour illustrer son livre le confirme amplement : pas de rondeur à la Raffarin ni de sourire à la Douste-Blazy, mais un visage sérieux à la Mendès-France, pointant un index accusateur vers ses interlocuteurs invisibles. On imagine qu’il leur donne une recette pour enrayer le déclin de la France et non un accord pour de nouvelles subventions publiques.
Le titre du livre est emprunté à une apostrophe lancée un jour par FM à ses collègues en conseil des ministres, dont il était le seul à venir de ce que les politiques appellent curieusement « société civile », entendant par là des personnes qui connaissent autre chose de la société que les cabinets ministériels et les mandats électifs.
Venant de la sidérurgie qu’il a redressée avec des remèdes de cheval, ce grand patron du corps des mines tombe des nues en découvrant en 2002 un ministère des finances de l’importance d’une grande entreprise avec ses 200.000 fonctionnaires mais où n’existe aucune gestion digne de ce nom. FM est un grand admirateur de Margaret Thatcher, la Dame de fer grâce à la détermination sans faille de laquelle l’Angleterre a retrouvé une forte croissance. Il s’attache alors à démontrer que l’on peut très bien faire fonctionner ce ministère – et les autres - en profitant de l’occasion unique que représentent les nombreux départs à la retraite à venir dans les 10 ans pour ne remplacer qu’un départ sur deux, en réorganisant ce qu’il appelle, comme dans une vulgaire entreprise privée, les « processus de production » et en externalisant les missions non régaliennes.
Considéré comme trop peu politique, FM est hélas brutalement remercié au bout de 2 ans au printemps 2004 pour être remplacé par Sarkozy qui restera encore moins longtemps, sans doute parce qu’il était trop politique ! Les projets ambitieux de FM sont alors mis au rancart pour éviter la révolution, tant il est vrai que la France est difficile à réformer. Alors que près de 70.000 fonctionnaires doivent partir en retraite en 2005, c’est seulement 7.000 postes, soit un sur 10, dont le non-remplacement est inscrit au budget 2005 ! FM explique cette pusillanimité par le manque de professionnalisme des « politiques » qui murissent insuffisamment leur stratégie et planifient mal son exécution pour finalement capituler en rase campagne face au pouvoir de la rue, accentuant ainsi le déclin de l’économie française.
Les causes du déclin et les moyens d’y remédier ne datent pas d’hier. Dès 1960, Louis Armand et Jacques Rueff les énuméraient dans leur célèbre « Rapport sur les obstacles à l’expansion », toujours d’actualité puisqu’ils y dénoncaient par exemple la pénurie organisée des taxis parisiens dont le nombre n’a pas augmenté depuis 1939. Alain Peyrefitte les décrivait en 1976 avec verve et force exemples dans «le Mal français ». En 2004, c’est le même mal que décrivent Nicolas Baverez dans «la France qui tombe », Michel Camdessus dans « le Sursaut » où il parle du « décrochage » de l’économie française et FM, qui regrette les nombreuses réglementations qui compliquent inutilement la vie des entreprises, les empêchent de s’adapter rapidement à un monde changeant et finalement se retournent vont à l’encontre du but recherché en freinant la croissance et en réduisant donc les emplois de demain.
FM n’a pas de mots trop durs pour fustiger l’incapacité de l’Etat à redresser les finances publiques qui croulent sous une « montagne de dettes » dont l’énormité est cachée aux Français sous les dehors faussement rassurants d’un ratio déficit sur PIB tournant autour de 3 %. Si l’on compare les dépenses aux recettes, comme le fait n’importe quelle entreprise ou n’importe quel ménage, alors on constate que l’Etat dépense près de 25 % de plus que ce qu’il gagne ! «Il n’y a aucune raison pour que nos enfants payent demain la facture de notre confort d’aujourd’hui… Il faut arrêter de tirer des traites sur les générations futures pour notre bien-être présent … ».
FM, qui ne connaît pas la langue de bois, ose dire de la réforme de 2004 de l’assurance maladie ce que tous les connaisseurs pensent, même si ce n’est pas politiquement correct de l’écrire : «Tant qu’on ne mettra pas le consommateur de santé et la profession médicale face à leurs responsabilités, il sera impossible d’envisager de résorber durablement le déficit de l’assurance maladie. La santé est aussi un bien de consommation, mais le client ne le paie pas. Il n’est pas étonnant que les Français soient les champions du monde de la consommation de médicaments».
Contrairement aux Espagnols, aux Britanniques ou aux Allemands, les hommes politiques français ont trop tendance à considérer les conséquences de leurs actes sur le prochain scrutin. A titre d’exemple, alors que déjà un Français sur quatre bénéficie d’une aide en matière de logement, le ministre actuel Marc-Philippe Daubresse ne trouve rien de mieux que d’élargir le prêt à taux zéro qui bénéficie déjà à 100.000 ménages par an ! « Un étranger mal renseigné pourrait en conclure que nous sommes un pays de pauvres ». Il est vrai que chaque ministre du logement qui se respecte – je cite au hasard Quilès, Méhaignerie, Périssol, Besson, Lienemann, Robien et j’en passe - tient à laisser son nom à une nouvelle loi qui ajoute une strate à la complexité du marché du logement et crée de nouveaux avantages fiscaux à la fois fort dispendieux et peu efficaces.
FM fait également un sort aux cocoricos des medias quant à la forte productivité des Français. Comme pour la dette, l’indicateur est trompeur. Il n’y a pas de mérite à avoir une forte productivité horaire lorsqu’on a beaucoup moins d’actifs que les autres par rapport à la population en âge de travailler, et ceci dans toutes les classes d’âge, et lorsque les actifs travaillent au surplus beaucoup moins d’heures que les autres. Les conséquences « négatives et perverses » des 35 heures, que la majorité actuelle peine à aménager à la marge, n’ont pas fini de se faire sentir sur notre économie.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce foisonnant ouvrage qui aborde des thèmes aussi divers que le libéralisme, le capitalisme, les problèmes de l’Etat actionnaire, « Etat malfaisant », les délocalisations et le réchauffement de la planète, l’une des deux bombes à retardement qui nous attendent. La place m’ayant été chichement mesurée par la Rédaction de la Jaune et la Rouge, je renvoie le lecteur au livre pour plus de détails sur tous ces sujets. En tant que fondateur, avec Jacques Lesourne, du groupe X démographie économie et population (X DEP), je ne peux passer sous silence l’autre bombe qui d’après FM va « prendre l’Europe à la gorge» : la démographie.
La démographie est un sujet tabou, occulté par nos hommes politiques car trop dangereux et dépassant largement l’horizon des prochaines élections. « Le rapport arithmétique entre les jeunes et les vieux ne va cesser de se détériorer tandis que le nombre de personnes âgées va augmenter rapidement… Ce bouleversement à venir est sans précédent dans l’histoire de l’Europe, si l’on excepte peut-être la Grande peste du Moyen-âge. ». La hausse du nombre de vieux, dont l’espérance de vie augmente d’un an tous les quatre ans, se conjugue à la baisse du nombre de jeunes, accentuée par la tendance des meilleurs à émigrer pour trouver des cieux plus dynamiques, moins imposés et plus accueillants aux entrepreneurs. Tels sont les ingrédients d’un cocktail explosif que les politiques devront bien un jour expliquer aux Français. Il est naturellement trop tard pour redresser la pyramide des âges des Français qui n’a hélas plus de pyramide que le nom puisqu’elle ressemble plutôt à un sapin de Noël avec sa base resserrée. Mais il n’est pas trop tard pour réfléchir aux multiples conséquences du vieillissement et à la mise en œuvre de mesures à long terme comme une politique d’immigration sélective et, FM n’hésite pas à lâcher le mot, confirmant à nouveau qu’il n’est décidément pas un homme politique, une « politique nataliste ».
Faute d’avoir pu être nommé président d’EDF pour cause de limite d’âge – encore une réglementation malthusienne qui explique que la France est le pays occidental où le pourcentage des plus de 50 ans qui travaillent est le plus faible - FM a été nommé en septembre 2004 président du « Comité d’évaluation des stratégies ministérielles de réforme ». Il y passe régulièrement à la moulinette les projets de réforme préparés par ses anciens collègues. Un nouvel avatar de l’introuvable réforme de l’Etat à laquelle je travaillais déjà dans les années 1970 avec un lointain prédécesseur de FM au ministère des Finances sous le nom de Rationalisation des choix budgétaires (RCB). Nihil nove sub sole.
Hubert
Lévy-Lambert (53)