Deux associations de référence dans leur domaine, l’écologie pour Greenpeace et la lutte anticorruption pour Anticor, lancent une offensive judiciaire contre l’implantation d’un centre de recherche et d’innovation du géant pétrolier Total au cœur du campus de Polytechnique, installé sur le plateau de Saclay (Essonne). Selon les informations du Monde, Greenpeace France, Anticor et l’association La Sphinx, qui rassemble plusieurs dizaines d’anciens élèves de la prestigieuse école d’ingénieurs, ont porté plainte pour prise illégale d’intérêts, le 22 avril, auprès du parquet de Paris, contre le PDG de Total, Patrick Pouyanné, et contre X.
Les plaignants reprochent à M. Pouyanné d’avoir profité de sa position de membre du conseil d’administration de Polytechnique, à compter de septembre 2018, pour influencer, au nom de Total, la décision finale de valider le projet d’implantation, le 25 juin 2020. Un mélange de genres, dénoncent-ils, entre l’intérêt de l’institution publique et l’intérêt privé du groupe pétrolier. La prise illégale d’intérêts, délit pénal passible de cinq ans de prison et de 500 000 euros d’amende, consiste, pour une personne dépositaire de l’autorité publique, à prendre, recevoir ou conserver un intérêt dans une entreprise ou une opération qu’elle a surveillée ou administrée.
« Entrisme des intérêts privés »
« Nous ne pouvons plus laisser passer l’entrisme des intérêts privés, surtout de l’industrie extractive, dans nos institutions publiques, fait valoir Clara Gonzales, juriste à Greenpeace. Nous avons dénoncé le conflit d’intérêts dès mars 2020, rien n’a été fait et, désormais, l’affaire est entre les mains du parquet de Paris. » Pour Elise Van Beneden, présidente d’Anticor, c’est bien « la neutralité de l’enseignement public supérieur » qui est en jeu. « Les personnes chargées d’une mission de service public doivent avoir conscience de ce que cela implique, poursuit-elle, ils doivent protéger ce service public d’interférences du privé, or on constate dans ce dossier une volonté de capture par le privé de la décision publique. »
Greenpeace, Anticor et La Sphinx s’interrogent notamment sur le processus et l’agenda de validation du projet. Entre le moment où M. Pouyanné a pris ses fonctions d’administrateur et la décision finale, aucune procédure de prévention du risque de conflits d’intérêts n’a été mise en place, déplorent-ils. La loi sur la transparence de la vie publique de 2013 a pourtant fixé un cadre légal clair pour de tels déports. Selon eux, un fait notamment pose problème : lors du conseil d’administration du 20 avril 2020, M. Pouyanné ne quitte pas la séance mais plaide le choix du site privilégié par son groupe, faisant peser sur les administrateurs la menace de l’abandon du projet par Total si l’emplacement ne lui convenait pas.
Sollicité, le groupe Total réfute les accusations le visant. « Patrick Pouyanné s’est toujours récusé et n’a jamais pris part aux décisions du conseil d’administration de l’X concernant Total, affirme un porte-parole. Par ailleurs, le projet de centre d’innovation et de recherche a été déplacé. » « En avril 2020, M. Pouyanné est intervenu en tant que PDG de Total à la demande du président du conseil d’administration afin de présenter le projet et de répondre aux questions, affirme aussi un porte-parole de Polytechnique. Il n’a participé à aucun des débats et délibérations. »
Projet contesté par des étudiants depuis fin 2019
Sur le campus de l’X, l’inquiétude perdure alors que les travaux de construction du nouveau bâtiment doivent débuter en juillet. Si sa localisation initiale a bien été modifiée, elle ne l’a été que de 250 mètres. « Cela fait maintenant plus d’un an et demi que l’on se mobilise et que l’on alerte sans être entendus », constate Thomas Vezin, secrétaire général de La Sphinx.
Manifestation, publication de tribunes et d’articles… La contestation du projet par des étudiants a démarré fin 2019 – sous statut militaire, les élèves de l’X sont soumis à un devoir de réserve. Ils critiquent le fait que le bâtiment de Total soit installé au cœur du campus, entre les salles de cours et les logements, et non à l’extérieur, comme les autres entreprises partenaires de l’école. « Imaginerait-on un centre de R&D [recherche et développement] de Monsanto sur le campus d’AgroParisTech, de British Tobacco dans une faculté de médecine ou de Nexter à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr ? », écrivent-ils.
En outre, ajouté aux partenariats et liens déjà existants entre Polytechnique et Total, ce projet renforcerait l’influence du pétrolier. « Nous ne sommes pas contre le principe de partenariats avec des entreprises, mais nous souhaitons que l’indépendance de l’école soit garantie, insiste Matthieu Lequesne, porte-parole de La Sphinx. Ce projet est très différent des autres partenariats, établis pour quelques années et renégociables. Avec ce bâtiment, Total s’implante pour une durée indéterminée. »
Les étudiants et les ONG ont été rejoints dans leur mobilisation par une vingtaine d’anciens élèves de l’X et par leurs professeurs, qui se sont inquiétés dans un avis critique de la « place centrale » accordée « à un seul acteur industriel, à la vocation très marquée ». « L’implantation de ce centre de Total se fait sans aucune contrepartie visible pour l’X », complète Thomas Vezin. Le groupe, quant à lui, n’a jamais caché son « intérêt indéniable » à disposer d’un centre de recherche situé « au cœur d’un écosystème mondial d’innovation », qui va « concentrer 25 % de la recherche scientifique française ».