L’INDUSTRIE, UNE PASSION FRANCAISE

Par Georges PEBEREAU (Ponts 50) avec Pascal GRISET

Préface de Thierry Breton


Lointain successeur d’Auguste Detoeuf (1902), immortalisé par ses Propos d’un confiseur, Georges Pébereau (GP) sort de l’ombre pour nous servir ce qu’on pourrait appeler des Propos d’un comploteur. Comme le dit Thierry Breton dans sa préface, GP nous fait parcourir 40 ans d’industrie française dans les domaines de l’électronique, des télécommunications, de l’informatique, des transports et de l’énergie, et nous montre comment ce capitaine d’industrie a été maître dans l’art de faire converger vers lui les différents acteurs


GP nous annonce d’emblée la couleur : « 7ème aux mines, 1er aux Ponts, je choisis les Ponts pour être 1er à Albe plutôt que second à Rome, leader plutôt qu’anonyme ». Il continue dans la même veine : nommé à la tête de l’association des ingénieurs des Ponts et Chaussées et des Mines (PCM), il s’attache à « contrebalancer le poids croissant des énarques dans les cabinets ministériels », parvenant à accroître le nombre des ingénieurs des Mines et des Ponts en cabinet de 2 à 17 après les élections de 1966.


Après quelques années en DDE, GP entre en 1966 au cabinet d’Edgar Pisani, ministre de l’Equipement, puis dirige le cabinet de ses 3 successeurs, François-Xavier Ortoli, Robert Galley et Albin Chalandon, ce qui lui permet de compléter un solide carnet d’adresses et de se forger déjà la réputation d’un homme à poigne : « Si vous prenez GP comme dircab, ce sera lui le véritable ministre », dit-on à Chalandon qui le prend quand même !


Sollicité par Georges Pompidou pour entrer en politique, GP préfère, après quelque hésitation, répondre aux sollicitations d’Ambroise Roux (Ponts 40) et entre à la CGE en 1968 comme dauphin de Roux qui devient président 2 ans plus tard à la mort de Jean-Marie Louvel (20 N). A cette époque, la CGE est un véritable conglomérat constitué en holding avec un état-major napoléonien très réduit et des « barons » à la tête de chaque filiale industrielle, la plupart X mais, à la notable exception de Georges Besse (Mines 48), choisis plutôt dans les Ponts, « bons vivants et dotés d’un vrai caractère », que dans les Mines, « compliqués et suffisants ». Une bonne raison a posteriori pour justifier le choix des Ponts par GP ?


A peine arrivé, GP subit son baptême du feu avec la négociation du « Yalta de l’électronique », partage entre CGE et Thomson, dirigé par Paul Richard (34), des activités des 2 groupes en matière de téléphone, informatique et électronique. Conclu en juin 1969, cet accord, évoquant les « cartels » d’antan, donne à la CGE les coudées franches en matière de télécommunications, laissant à Thomson le leadership du « Plan calcul » qui débouche malheureusement non sur les profits gigantesques d’un Microsoft mais sur les déficits abyssaux que l’on connaît. GP réussira à se défaire habilement de sa participation minoritaire dans CII en jouant successivement la rupture de l’alliance Unidata (CII-Philips-Siemens), le rapprochement avec Honeywell-Bull, dirigé par son cocon Jean-Pierre Brulé (50), « capitaliste exacerbé mieux fait pour l’action que pour la réflexion stratégique », et enfin, grâce à André Giraud (Mines 44), la cession en 1979 de CII-HB à Saint Gobain-Pont à Mousson. Giraud ôte à la CGE une belle épine du pied mais agit sans ménagement, comme à son habitude, et donne à Roux une « nouvelle preuve du dysfonctionnement des ingénieurs des Mines » !


Après avoir essayé de fusionner avec Thomson, projet bloqué par le ministre des Finances Valéry Giscard d’Estaing (44), Roux jette son dévolu sur Alsthom, alors en difficulté, pour bénéficier de ses positions dans le transport ferroviaire et l’énergie. L’absorption est difficile, le patron d’Alsthom Georges Glasser (Ponts 26) étant, comme il se doit, doté d’un vrai caractère ! Finalement Glasser cède la place à Roger Schulz en 1975. Le groupe est alors recentré, par la vente d’activités non stratégiques comme les téléviseurs, les cuisinières, les travaux publics ou les piles grand public, pour devenir Alsthom-Atlantique après la reprise des Chantiers de l’Atlantique, suggérée par Jacques Darmon (59), alors directeur de cabinet – et, selon GP, maître à penser - du ministre de l’industrie Michel d’Ornano.


Son « Yalta » lui ayant donné les coudées franches dans la téléphonie et constatant que les positions étaient déjà prises dans le spatial, GP décide de tout miser sur le temporel, nouvelle génération de commutateurs totalement électronique. Ce pari, que GP qualifie curieusement de pascalien, aboutira dès 1972, grâce à l’appui du CNET et des PTT et notamment de son ministre Robert Galley, à la création d’une technologie française indépendante, capable de rivaliser avec les grands du secteur et de commencer à prendre des places à l’exportation. L’arrivée en 1974 à la DGT de Gérard Théry (52), désireux de mettre les bouchées doubles pour rattraper le retard de la France, quitte à n’utiliser que des techniques éprouvées, sonnera le glas de ces perspectives en remettant en cause le choix de la commutation temporelle et en faisant tout pour remettre en selle Thomson qui venait de dénoncer les accords de Yalta à leur échéance de 1974. « Folie des hommes », conclut GP devant ce gâchis où il voit une volonté venue d’en haut de déstabiliser la CGE, considérée en haut lieu comme un Etat dans l’Etat. Il faut dire qu’Ambroise Roux, se croyant toujours « faiseur de rois », avait eu l’imprudence de prendre trop ouvertement parti pour Jacques Chaban-Delmas contre Giscard. Il ne s’en remettra pas et perdra progressivement tout pouvoir au profit de GP jusqu’à son départ définitif en 1981 au lendemain des nationalisations.


C’est paradoxalement grâce aux nationalisations que GP, qui n’a pourtant rien d’un socialiste, réalisera son double rêve d’être le patron de la CGE - l’ambassadeur Jean-Pierre Brunet, nommé président par la gauche, lui laisse toutes les responsabilités opérationnelles avant de lui céder son poste en 1984 - et de fusionner ses activités de téléphonie avec celles de Thomson. Les deux sociétés ayant maintenant le même actionnaire, Laurent Fabius, ministre des finances, passe à l’instigation de GP ( !) un coup de fil à Alain Gomez, nouveau président de Thomson, et le tour est joué : Alcatel passe de la 11ème à la 6ème place sur le marché mondial. A cette occasion, la presse dresse de GP des portraits ambigus : Machiavel de l’industrie, JR (héros de la série TV Dallas), roi du poker menteur…


Le retour de la droite au pouvoir sera fatal à GP. Après de longues et laborieuses négociations, GP finalise en 1986 un brillant accord pour racheter les activités européennes d’ITT et devenir ainsi numéro un mondial des télécommunications. Au lieu de le féliciter, Edouard Balladur, qui vient d’être nommé ministre des finances, lui fait alors savoir brutalement que son mandat ne sera pas renouvelé et qu’il sera remplacé par Pierre Suard (Ponts 54).


Pour la petite histoire, ces deux hommes étaient redevables à GP. Pendant sa traversée du désert, Balladur avait été placé par GP à la présidence de GSI, filiale informatique de la CGE. Décrit par GP comme «décidé, ambitieux et attaché à ma personne », Suard avait été placé par GP à la tête de diverses filiales du groupe. Lui et son successeur Serge Tchuruk (58) n’ont malheureusement pas pu – ou pas su – poursuivre le développement de la CGE, devenue Alcatel et complètement éclatée aujourd’hui, principalement selon GP en raison des options stratégiques prises dès son départ en 1986.


Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce petit livre émaillé d’une galerie croustillante de portraits d’industriels et d’hommes politiques souvent ciselés au vitriol, dans lequel GP excelle pour se donner le beau rôle. A titre d’exemple, pour avoir été à la Société Générale en 1989 lors de sa tentative de prise de contrôle par GP, je puis dire sans crainte d’être contredit que ce raid n’était pas vraiment sollicité par sa cible !


Hubert Lévy-Lambert (Mines 53)

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