MARCEL FROISSART (X 1953, 1935-2015) UN PHYSICIEN DANS SON SIECLE

Marcel Froissart

Marcel Froissart par Martine Franck en 1978 (photo Magnum)

Marcel Froissart, professeur de physique corpusculaire au Collège de France, est né en décembre 1934. J'ai fait sa connaissance à la rentrée de 1952 chez le Fred (Pons, prof de math en taupe au baz Grand). La réputation tant du Fred que du Froiss m'avait attiré pour faire une 5/2, n'ayant pu entrer à l'X en 3/2 chez le Jar (Jardillier, prof. de maths en taupe à H IV) faute d'avoir l'âge minimum. J'ai compris tout de suite à qui j'avais affaire quand, à la fin d'un exo d'ana, il m'a péremptoirement dit que j'avais faux car il avait trouvé autre chose ! Je l'ai néanmoins doublé au poteau en entrant major (et p'tit nange) avec 15,5 points d'avance sur lui (sur plus de 2000), l'épaisseur du trait, moins que le repêchage d'un X au fond de la piscine, matière qu'il avait négligée ! Bien que major à Gnouf où nos rangs étaient inversés, il a choisi l'X comme ses frères ainés Daniel (X 41, père de Patrice X 73) et Charles (X 1951, mort en 1993) et il a pris rapidement le dessus, étant major tant à la fin de la première année qu'à la sortie. De là le surnom de " p'tit maj " dont mes cocons m'ont gentiment affublé. Une question me taraude depuis lors : n'aurait-il pas mieux valu pour nous - et pour la France - que nous entrions à Gnouf où nous avions devancé Claude Cohen-Tannoudji, prix Nobel de physique 1997, qui avait été reçu à l'X en 52 et avait préféré faire 5/2 pour pouvoir intégrer Gnouf ??

Après que notre service militaire ait été prolongé de quelques mois pour cause de guerre d'Algérie, nous nous sommes retrouvés un semestre à l'Ecole des Mines de Paris avant d'être envoyés en Algérie à titre civil dans le cadre du plan de Constantine. Nos chemins se sont alors séparés car j'ai choisi l'économie alors qu'il choisissait la recherche, ce qui n'était pas très facile au Corps des mines à cette époque malgré un décret d'août 1939 dit " décret Suquet " et je ne l'ai plus beaucoup revu, même à nos réunions de promo auxquelles il n'avait pas le temps - ou le goût ? - de participer.

Détaché au CEA, il va successivement au CERN à Genève où il travaille avec Glaser et Pauli, à Berkeley où il explore les résultats que l'on peut tirer des propriétés analytiques de la matrice S et à Princeton où son sens critique acéré lui vaut le surnom de " Mr Guillotine ". La Société française de physique lui décerne le prix Paul Langevin en 1964 pour sa démonstration présentée à la conférence de La Jolla en 1961, que la section efficace ( ie la probabilité d'interaction) totale de collision de deux particules à haute énergie ne peut pas augmenter plus vite que le carré du logarithme de l'énergie de la collision. Selon Gilles Cohen-Tannoudji (X 58), frère de Claude et physicien au CEA, la " borne de Froissart " traduit une propriété fondamentale de l'interaction forte, insoupçonnée à l'époque mais vérifiée depuis lors grâce aux derniers accélérateurs comme le LHC. Gilles ajoute : " Marcel Froissart a dirigé avec Maurice Jacob, la session de 1965 de l'école de physique théorique des Houches, dont je garde un souvenir éblouissant. En 1973 il a présidé avec une énergie et une efficacité exceptionnelles, le comité d'organisation de la conférence internationale de physique des particules à Aix en Provence. Cette conférence qui a été marquée par un des événements majeurs de la discipline, la découverte des réactions de courants neutres en interaction faible, a été aussi, grâce à lui, l'occasion d'une initiative originale qui s'est ensuite généralisée dans toutes les conférences internationales, de popularisation de la physique dans la rue ("Aix-Pop") via le Groupe de Liaison pour l'Action Culturelle Scientifique (GLACS) qu'il crée avec Michel Crozon.

Marcel est nommé en 1973, en même temps que Claude Cohen-Tannoudji, professeur de Physique corpusculaire au Collège de France, où il enseignera plus de 30 ans et dont il fait sienne la devise " Docet omnia ". Une de ses tâches consiste à unifier les laboratoires de Francis Perrin et de Louis Leprince-Ringuet sous le nom de " Laboratoire de physique corpusculaire et cosmologie " (LPC) et à en réduire la taille, tout en maintenant une activité d'importance sur la scène internationale dans son domaine de prédilection : l'astro-particule. Cette opération de restructuration, classique dans le secteur privé, n'a pas manqué de susciter des vives réactions de la part de certains chercheurs mis sur la touche, dont la presse s'est fait écho à l'époque.

En 1975, Marcel s'implique dans le débat sur l'avenir du nucléaire civil à la suite de la publication par un groupe de travail CEA-CNRS d'un rapport disant : " La France est un des pays industriels les plus dépourvus en ressources énergétiques fossiles. Son développement économique depuis deux décennies a reposé - dans une mesure sans cesse croissante - sur des importations de pétrole extrait loin de son territoire. L'année 1974 marque à cet égard un tournant historique avec la décision gouvernementale d'accélérer le développement de l'énergie nucléaire. Il est désormais certain qu'à moyen terme une part essentielle de l'énergie produite dans ce pays proviendra de la fission nucléaire ".

A la suite de cette publication, à un moment où je participe, en tant que représentant de la direction de la Prévision aux travaux de la Commission PEON pour la production d'électricité d'origine nucléaire, qui prône une accélération du programme nucléaire, Marcel s'implique dans le Groupement des scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire (GSIEN) et est nommé par le CNRS président d'un groupe de travail sur le nucléaire qui conclut : "Un développement massif du programme créerait tout au long de la chaîne industrielle des points d'engorgement (prospection des ressources, enrichissement, retraitement). L'effort important nécessaire pour supprimer ces points noirs ne devrait en aucun cas faire passer au second plan les questions relatives à la protection des personnes et de l'environnement (pollution thermique, effluents radioactifs, contrôles de fabrication, problèmes posés par les déchets). Devant toutes ces difficultés, qui peuvent entraîner une modification substantielle et mal maîtrisable de notre société, il paraît souhaitable de diversifier les efforts en vue d'un meilleur approvisionnement énergétique. Des crédits équivalents d'une fraction, même faible, de ceux consacrés au développement du programme nucléaire devraient être affectés aux recherches pour le développement d'énergies nouvelles. Le potentiel scientifique du CNRS pourrait utilement contribuer à ce type de recherches ".

A côté de ces conclusions, somme toute modérées et même prémonitoires à 40 ans de distance, Marcel prend la tête d'un appel des scientifiques, dont 200 physiciens nucléaires, dit "Appel des 400", qu'il présente au cours d'une conférence de presse, en même temps qu'un dossier "Pour un arrêt immédiat du développement massif de l'électronucléaire et publie sous le titre "A propos du programme nucléaire français" dans Le Monde du 11 février 1975 avec la conclusion suivante : "Nous pensons que la politique actuellement menée ne tient compte ni des vrais intérêts de la population ni de ceux des générations futures, et qu'elle qualifie de scientifique un choix politique. Il faut qu'un vrai débat s'instaure et non ce semblant de consultation fait dans la précipitation. Nous appelons la population à refuser l'installation de ces centrales tant qu'elle n'aura pas une claire conscience des risques et des conséquences. Nous appelons les scientifiques (chercheurs, ingénieurs, médecins, professeurs, techniciens) à soutenir cet appel et à contribuer, par tous les moyens, à éclairer l'opinion ". On sait ce qu'il en est advenu : nos centrales nucléaires n'ont jamais eu d'accident notables et l'ASN vient d'autoriser leur prolongation sur 60 ans et l'industrie nucléaire est, malgré les avatars de l'EPR et les erreurs d'Areva, une de nos rares industries exportatrices.

En 1993, Marcel est au centre d'une controverse sur le Rubbiatron, réacteur nucléaire sous-critique proposé par Carlo Rubbia, physicien nucléaire italien, prix Nobel de physique et ancien directeur du CERN. Le Rubbiatron comporte un synchrotron qui accélère des protons entre 800 MeV et 1 GeV et les envoie sur une cible de thorium refroidie au plomb. EDF et le CNRS sont pour car il s'agit d'un concept simple, voire rustique, il brûle du thorium qui est très abondant et il ne repose pas sur une réaction en chaine dont on sait qu'elle risque de devenir incontrôlable. Le CEA est contre, mais est-ce parce que le plomb fondu risque de se solidifier ou pour des raisons moins avouables ? On sait qu'il était également contre le remplacement du graphite-gaz français par le PWR américain, dont dérivent, après une francisation réussie, la plupart de nos centrales actuelles.

Marcel fait sa dernière leçon au Collège de France en 2004 tout en continuant sa tâche de vulgarisation, par exemple en fournissant des articles très variés à Wikipédia ou en expliquant avec son sens de l'humour tout particulier que " Quand on dit ''tout est dans tout et réciproquement'', c'est la réciproque qui est importante… ".

Son épouse Christine, symbole de la réconciliation franco-allemande, ses 5 enfants et ses 10 petits-enfants ainsi que ses nombreux amis l'ont pleuré le 27 octobre 2015, à la veille de ses 81 ans, dans l'Eglise Saint Jacques du Haut Pas, non loin de la rue du Val de Grâce où il a passé presque toute sa vie. Il repose maintenant à Montparnasse où je le rejoindrai un de ces jours…

Hubert Lévy-Lambert (53)


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