Notre première rencontre se situe à
l’automne 1953, il y aura bientôt 63 ans… Nous nous sommes retrouvés
dans un même « casert » de l’École Polytechnique, et nous
avons rapidement constaté plusieurs raisons de nous
rapprocher : d’abord, nous étions tous deux méridionaux, nous
avions le même accent, nous parlions la même langue face à des
Parisiens et assimilés qui avaient tendance à se considérer comme
dominants. Ensuite, nous n’étions pas gouvernés par une envie folle
de faire des études approfondies ou l’envie de participer à la
course au classement. Constat majeur, à l’origine d’une amitié qui a
connu un certain nombre d’épisodes au cours des deux années
suivantes.
La campagne de Kès, tout d’abord : Jean avait convaincu son ami
marseillais Saubestre de se présenter avec moi à l’élection des
caissiers (délégués des élèves) ; il en a assuré la fonction
d’« électron en chef » pour la préparation de cette
campagne électorale. Nantis d’une autorisation permanente de sortie,
nous avons écumé chaque soir les lieux de spectacles de Paris pour
convaincre des artistes de venir nous apporter leur aide… Avec un
certain succès (puisque j’ai été élu) !
Dès le début de l’année suivante, 1954, Jean a été
« missaire », c’est-à-dire a participé aux activités de la
« khomiss », chargée d’assurer les distractions de la
promotion, en organisant de temps en temps quelques
« chahuts » à la limite de la légalité militaire. Je peux
attester qu’il s’y donnait pleinement, de toute son âme et avec
beaucoup d’autorité et d’efficacité. Ce qui nous a valu un certain
nombre de séjours en prison, à titre de « responsables »,
c’est-à-dire pour y représenter la promotion en l’absence de
coupable individuel.
Juste un exemple : comme tout le monde le sait, l’École est un
établissement militaire, alors commandé par un général. Le nôtre
avait été « missaire » et faisait preuve d’une grande
compréhension sauf sur certains points très précis : en
particulier, il ne voulait pas que nous fassions rentrer des filles.
Directive évidemment inacceptable même si nous l’appliquions :
Jean a donc pris l’initiative de téléphoner au général en se faisant
passer pour un de ses anciens pour le remercier d’avoir invité sa
fille à une soirée dansante la veille – totalement inventée bien sûr
(il aurait pu se dispenser d’ajouter « mais depuis qu’elle est
revenue elle pleure et ne veut pas parler même à sa mère »).
Bien sûr, les caissiers ont été convoqués illico chez ledit général
qui, monté sur ses grands chevaux, a évoqué toutes sortes de
punitions à caractère militaire. Il a fallu quelque temps pour
arriver à lui expliquer qu’il avait été victime d’une supercherie
et tout s’est terminé par quelques jours d’arrêt de rigueur,
bien entendu « responsables », personne n’ayant dénoncé le
vrai coupable.
Les caissiers étant en charge de l’organisation des grands
événements annuels, il nous a semblé logique de faire appel à Jean
pour coordonner, avec notre camarade Jacques Lesigne, la préparation
de la fête du Point Gamma. Je crois qu’on peut y voir la première
occasion, pour Jean, de gérer une véritable entreprise,
responsabilité qu’il a assurée avec succès. Et de démontrer qu’il y
avait aussi, à l’École Polytechnique, la possibilité d’un
apprentissage, même s’il ne se situait pas là où on l’attendait.
Nous avons également fait vivre, sous l’impulsion de Paul Vecchiali,
autre Marseillais, passionné de cinéma, un « ciné-club »
apprécié de tous. Paul aurait souhaité être avec nous aujourd’hui
mais il continue à faire des films et n’est pas libre, il m’a
demandé d’être son interprète auprès de la famille.
Au fil de ces mois passés ensemble, nous avons donc, petit à petit,
construit notre personnalité… et notre avenir. Cette occupation du
temps a permis à Jean d’être, à la sortie de l’École, classé dans un
rang qui lui permettait de rejoindre l’industrie privée ; son
choix s’est porté sur la SEREB, entreprise qui devait rejoindre
l’Aérospatiale mais était alors l’initiatrice de l’engagement de
notre pays dans le secteur spatial.
Le hasard a voulu que, quelques années plus tard, mon parcours
croise un peu le sien lors de sa nomination comme directeur de la
division Systèmes. Ayant appris que je le connaissais, des cadres de
la division m’ont donné leurs commentaires : « c’est un
gars bien – il vient de la SEREB » et « pour une fois,
nous n’avons pas droit à un bonnet de nuit, il a de l’humour ».
Un gars bien, pas un bonnet de nuit, c’est une bonne définition pour
faire vivre Jean Poggi dans notre mémoire. Merci Jean.