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Jacques CLAVIER

« Tu trouveras ci-joint quatre petits contes (ou se voulant tels) pour honorer ma promesse. Tu les publies ou pas. À mon âge, je n'ai pas de susceptibilité d'auteur, si j'en eus jamais ! Ils ne sont pas frappés, tu m'en excuses. »


Les Dames

Il était une fois un atelier de contrôle légal occupant une quarantaine de laborantines. C’étaient les Dames. Le travail n’était pas très difficile, mais il était fastidieux. Aussi était-il très utile. Il n’était pas, non plus, trop pénible, sauf à la belle saison. Les larges baies vitrées autorisaient l’entrée des flots du soleil, qui ajoutaient leur chaleur au rayonnement des fluides dont les Dames avaient besoin pour leur travail.

On ne sait plus quel événement déclencha le conflit, mais une grève, un jour, s’installa. La Grande Argenterie, comme c’était son droit, s’en mêla aussitôt. Les négociations, âpres, traînaient, quand le Canard publia quelques dessins faciles, mais irrévérencieux envers le Grand Argentier, en rapport évident avec la fonction des Dames. Les choses, alors, évoluèrent précipitamment. Une Prime fut instituée, assise sur le volume de production contrôlée. Elle permettait, comme toujours en pareil cas, d’éviter la contagion, c’est-à-dire des augmentations de salaires pour des millions de personnes. La fièvre retomba, le travail reprit, toujours monotone mais toujours aussi utile.

Pendant quelques années, la Prime joua faiblement, car la quantité de travail était proche de la norme qui avait été arrêtée. Brutalement, il y eut un coup de feu. Les dames lui firent face avec ardeur. La Prime, cette fois, joua à plein et, rapidement, représenta une part notable du salaire. L’Autorité Locale, qui se voulait bonne, se réjouissait de cette petite aisance ajoutée aux modestes revenus des dames, en même temps qu’elle appréciait le regain d’activité.

Toutefois, la Grande Argenterie n’était assoupie qu’en apparence., mais ses oreilles restaient attentives à la moindre sinusoïde anormale, et ses yeux au moindre photon dépensier. Elle dépêcha aussitôt un petit argentier diligent, afin de tuer la Prime, avec des arguments tout prêts ou forgés sur le champ, qu’il assurait avec une maîtrise apprise de longue date. L’Autorité Locale n’avait que de maigres raisons à faire valoir, comme celle d’une juste récompense pour le travail fourni et le respect de la parole donnée, en l’occurrence celui d’une règle établie d’un commun accord.

Situation bloquée, voire menaçante. Quelqu’un eut l’idée très simple de suggérer, avec tact, que le Canard pourrait, lui aussi, se réveiller, ressortir ou améliorer quelque dessin ou commentaire, d’autant plus qu’entre temps le Grand Argentier était devenu Grand Mamamouchi. L’effet de cette éventualité, poliment évoquée, fut foudroyant ; et, très vite, on n’en parla plus.

Quand l’avis de coup de vent fut rapporté, l’Autorité Locale, toujours aussi bonne ou se croyant telle, alla trouver les dames, leur fit entendre avec discrétion qu’elle ne s’opposerait pas à permettre quelque renfort, bref à créer quelques postes, sachant qu’elle satisferait par ailleurs une revendication permanente, voire institutionnelle.

Les Dames, avec la même discrétion, firent savoir qu’elles étaient sensibles à l’attention qui leur était portée, mais qu’elles étaient responsables et qu’elles mettraient un point d’honneur à faire face à leurs obligations. L’Autorité Locale n’insista pas et se rendit compte que le système de régulation avait, en ce cas, était correctement monté, c’est-à-dire à l’endroit, incitatif à l’efficacité et préventif de débordement. Elle constata que ce montage raisonnable était, finalement, assez rare.

Entre temps, les dames avaient, dans leur domaine, battu le record d’Europe


« R »

En ce temps-là, les rapports écrits étaient peu nombreux, et les décisions conséquentes à proportion. De plus, elles étaient souvent irrationnelles. C’est pourquoi elles étaient presque toujours raisonnables. Ainsi du réseau « R ».

L’idée en avait agité quelques cerveaux, autant par hasard que par nécessité. Puis elle avait germé. La cristallisation a ceci de puissant qu’elle focalise, comme naturellement les réflexions et actions ultérieures de ceux auxquels elle s’est imposée.

Ainsi naquit un projet moderne, hardi, finalement coûteux qui eut été vite étouffé si l’on en avait claironné, dès sa jeunesse, les difficultés, les interdits et le poids économique. Ceux qui le prirent en charge s’en sont bien gardés, sans qu’il leur manquât pourtant la moindre lucidité.

Ils évaluèrent constamment les risques technologiques et financiers, et conduisirent avec précaution le Réseau le long de cette frontière improbable qui sépare la réalité du possible d’aujourd’hui de l’utopie de la performance de demain.

Ils furent puissamment aidés par les circonstances : d’autres projets, plus massifs et chers aux yeux des décideurs, avaient vu le jour. Le Réseau sut se mettre à leur ombre. Les crédits, toujours insuffisants mais néanmoins croissants, étaient disponibles. On put les consommer avec modération. Le Réseau heurtait certain monopôle d’État. On évita de poser le problème avec brutalité, voire impertinence. La réponse fut aisément trouvée comme en pareil cas quand il n’y a plus de question. On s’appliqua enfin à éviter les drames industriels par une répartition réglementaire et équitable des charges, permettant, de plus, l’exercice permanent des pressions nécessaires sur les coûts.

Le Réseau fut, un temps, l’un des plus modernes du monde, avec ses hertziens troposphériques, sa commutation électronique, son système numérique à haute vitesse, ses télésurveillances et télésignalisations permettant le routage optimal des informations. Un des problèmes était celui de la durée de vie des tubes émetteurs de puissance. Quelques mécaniciens « moustachus » de l’Armée de l’Air furent heureux d’en tirer des performances supérieures à celles annoncées par le constructeur … Mais au prix de morts prématurées. On mit, dit-on, les tubes sous clef, qui retrouvèrent leur puissance nominale et une fiabilité respectable.

Ce récit est, peut-être, un peu romancé. Le passage en force, voire les provocations, ne sont pas toujours la condition nécessaire de réussite, surtout en cas de moyens modestes. On sait, pourtant, que l’eau est plus redoutable que le feu.


Le vote

En ce temps-là - probablement en – 45 selon une échelle mal connue -, l’assemblée céleste se réunit sous la présidence de Dieu. L’ordre de la nuit comportait un débat sur un projet de loi de gravitation universelle. Les rapporteurs étaient les archanges Raphaël, Gabriel et Michel. Les neuf ch½urs des trois hiérarchies étaient amplement représentés, et notamment les Séraphins, les Chérubins, les Vertus, Trônes et Dominations …

La séance fut agitée, tant les courants contraires circulaient entre partisans, adversaires, hésitants. Ainsi, les Vertus estimaient inutile la création d’une quatrième force. Ils déploraient les trois déjà en vigueur, alors, disaient-ils, qu’On ne leur avait promis qu’une. Les Séraphins, par contre, tenaient pour la gravitation à qui tout obéirait, et partout. Au moins, ajoutaient certains, pour « voir ce que ça donnerait » et satisfaire leur curiosité.

Les rapporteurs, prudents, déclaraient que le projet comportait des avantages, mais aussi des inconvénients et qu’il suscitait des réserves : à leurs yeux, la difficulté résidait moins dans son principe que dans la valeur à attribuer à la constante de gravitation nommée G. La surprise vint de Satan. On le savait, jusqu’alors, hostile, car il se réjouissait ouvertement du chaos qui régnait déjà dans l’Univers. Il espérait même que cela rendrait, à terme, le temps, qu’il n’aimait pas, sans objet.

Tout à coup, dans un éclair de lucidité, Satan perçut une fulgurante opportunité : grâce à la quatrième force, la soupe actuelle, déjà ensemencée de minuscules irrégularités que personne, ou presque, n’avaient vues, ne manqueraient pas, très vite, de former des grumeaux, non moins vite entraînés dans une ronde infernale, et sans cesse croissants. Un certain ordre naîtrait, au dépens du chaos, ce qui, précisément, n’était pas pour lui déplaire : où pouvez-vous mettre le désordre, là où il est déjà partout ? Pour paradoxal qu’il fut, le raisonnement – l’intuition, si vous préférez – de Satan était malin et judicieux. Il fit profonde impression sur l’assemblée, dont il retourna les incertitudes.

Commença alors la discussion sur la valeur qu’il convenait d’assigner à G. La cacophonie céleste fut extrême, auprès de laquelle l’éclat des trompettes de Jéricho eût paru gazouillis. Bien sûr, ceux qui restaient opposés au projet proposèrent pour G la valeur zéro. C’était imprudent. On leur rétorqua qu’alors, de facto, ils reconnaîtraient la loi, dont il serait facile, ultérieurement, de modifier les paramètres. D’autres préconisaient, pour G, des valeurs élevées. D’autres demandèrent de rapprocher, en intensité sinon en nature, gravitation et électromagnétisme, afin que masses et charges fussent traitées similairement. Les rapporteurs firent aisément valoir que ce serait, ipso facto et subito, la fin de l’espace -temps. Même les anges ordinaires, dont beaucoup somnolaient en souriant, en admirent l’évidence.

Jusqu’alors, Dieu était peu intervenu, bien qu’il fut, de fait, très favorable au projet. On sut plus tard qu’un peu las du travail de près de six « jours » d’affilée auquel il avait consacré ses soins, il s’était volontairement abstenu de penser les conséquences de sa loi et de sa constante G, en se réservant ainsi quelques surprises. Certains ont parlé d’absences, dont d’autres ont tiré cette conclusion qu’Il n’existait sans doute pas. Dieu laissa subsister le mystère, assuré qu’un Univers certain serait d’un ennui mortel et qu’il fallait laisser au sûr, à l’imagination, voire au doute, toute leur place.

Mettant fin au tumulte et aux querelles, Dieu obtint aisément de l’assemblée que G serait fixé par décret divin. Pourtant – à sa feinte surprise – la loi ne fut votée qu’à une courte majorité, événement dont se gaussa la gazette de l’Univers. En fait, beaucoup d’anges issus de tous les ch½urs, incapables de calculer l’avenir, en venaient à redouter les risques. Ils craignaient les inévitables grains de sable qui n’allaient pas tarder à cribler leur beau ballon d’espace – temps en son majestueux déploiement. Même Satan, murmurait-on, aurait été pris de remords… Ce fut bien pis quand parut le décret, peut-être au temps – 44. Les exclamations, les quolibets fusèrent de toutes les hiérarchies et la subtilité du choix masqua d’abord la petitesse presque ridicule de G. Tout ce tintamarre céleste, entendait-on, pour aboutir à un résultat pratiquement nul ! Autant donner raison à ce qui ne voulaient pas de loi ! Combien de temps pour constater les effets ? Pourquoi avancer le mur de planque – ainsi nommé alors – derrière lequel le temps se perd dans la nuit ?

Sur ordre divin, un travail d’apaisement fut systématiquement entrepris et personne n’était pressé. La paix universelle se rétablit graduellement. La lumière, pour ainsi dire, était revenue et beaucoup purent contempler les premières galaxies et leur tournoiement. Satan allait avoir du travail. Mais il ne pouvait plus se frotter les ailes, on les lui avait rognées.

Ainsi fut complété l’univers, pour l’éternité et nous avec. À cause du réglage fin d’une minuscule constante, presque négligeable.


Le Chat et le Chah

Un roi avait deux cours, sans qu’on sût bien pour quelle raison. Certains tenaient pour un sort jeté par un aïeul, ancêtre probable de la fée du bois dormant.

La première cour était faite de chiens. On l’appelait cynique. L’autre de chats, évidemment nommée féline. On voit que si sorcière il y eût, elle était vraiment maléfique pour avoir créé cette cohabitation.

Les chiens, entièrement soumis, exerçaient avec bonheur les fonctions régaliennes. Ils gardaient le Château, surveillaient le Trésor, attaquaient ou dissuadaient les chiens errants et, surtout, les hordes de loups. Ils assuraient la subsistance : c’étaient les acteurs principaux des chasses, soit qu’ils levassent le gibier, soit qu’ils le forçassent, soit qu’ils le ramassassent. Quelques ratiers, par ailleurs, faisaient du nettoyage tandis que les caniches faisaient l’animation des veillées. Pour tous ces services, la Cour Cynique était nourrie, logée, soignée, souvent adulée. Mais, évidemment, solidement tenue en laisse.

La Cour Féline, elle, n’avait aucun de ces avantages. On lui laissait un peu de lait quand il y en avait, on lui abandonnait granges et greniers. On lui accordait quelqu’efficacité contre les rongeurs domestiques ou champêtres. On lui concédait quelque grâce dans son attitude. Mais, finalement, le jugement était qu’on savait mal à quoi elle servait, et on n’aimait ni ses cris, ni, surtout, son indépendance. On la tolérait, à cause de la fée supposée.
Vint la ruée des rats. Et, avec eux, la Peste. On ne sait plus si elle était noire ou brune. Certains pensèrent que, dans la nuit, voire dans le brouillard, il n’y a pas de différence.

Bien que courageux, les ratiers furent vite débordés. Sans consigne ni concertation, comme ça, instinctivement, la Cour féline entra en action. Ce fut un beau carnage et, pour les chats, un beau festin, bien qu’obtenu à grand peine d’affuts, de bonds et de griffes. Le fléau fut maîtrisé, la Cour Cynique penaude, la Cour féline repue mais lasse.

Le Roi était heureux, mais se sentait gêné du manque de considération qu’il avait toujours témoigné envers une Cour délaissée. Il convoqua - non, il pria de venir – un vieux Chat, sans doute représentatif en raison de son âge, car il y avait peu de hiérarchie à la Cour Féline. Le chat vint en simples habits de fourrure, oreilles dressées, prunelles attentives et griffes rentrées, mais sans bottes, car il n’en était pas encore question.

Il reçut poliment les félicitations d’usage. Quand l’entretien courtois se fut achevé, le Roi, quand le Chat s’en retourna, lui demanda pourquoi la Cour féline avait agi ainsi ? C’est, lui répondit le Chat, parce que nous sommes libres.


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