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Alain VIVET
Ingénieur, Aménageur et Promoteur Autoroutier
Préambule
Avant
de raconter ce que j’ai fait depuis 50 ans, je souhaiterais
faire un petit retour en arrière, pour évoquer mes
origines familiales durement touchées par les deux guerres
mondiales.
Mon
père, X de la promotion 25, était sorti dans
l’Artillerie, comme c’était le cas pour une partie
notable des promotions de l’époque. Courageux et pénétré
du sens du devoir, il était toujours volontaire pour les
missions difficiles et il a été tué au combat au
cours de l’une de ces missions, en mai 1940, dans la région
de Cambrai. Il laissait une veuve de 35 ans avec trois jeunes
enfants.
Lorsque
je me suis marié, vingt ans plus tard, je suis entré
dans une belle-famille également très éprouvée
par les guerres, puisque le père de ma femme, qui était
Commissaire de la Marine, était mort en mer en juin 1940,
laissant également une jeune veuve et trois enfants, et que
son grand père avait eu quatre frères tués
pendant la guerre de 1914.
Cette
courte relation des deuils familiaux explique que je considère
comme une très grande chance et un bienfait inestimable
d’avoir vécu, depuis cinquante ans, dans un pays libre
et en paix avec ses voisins, et que je pense souvent avec
reconnaissance aux fondateurs et aux artisans de l’Union
Européenne à qui nous devons cette paix, cette liberté,
et même la prospérité qui en a résulté.
C’est
grâce à eux, notamment, que la plupart des membres de
notre promotion a pu connaître une vie et une carrière
heureuses et épanouissantes.
Dix années pour l’Afrique.
Pour ma part, je suis sorti de l’X dans les Ponts et Chaussées
et j’ai eu, de plus, la chance de ne pas pouvoir prétendre
aux postes « métropolitains », mais de
devoir accepter une affectation « coloniale »,
ce qui m’a permis de commencer ma carrière dans des
conditions passionnantes, au plan humain comme au plan professionnel.
Affecté
en Côte d’Ivoire au début de 1959, j’ai été
rapidement chargé de l’arrondissement Travaux Publics
d’Abidjan, qui couvrait non seulement les voiries principales
d’une ville de trois cent mille habitants, avec les problèmes
d’urbanisme et d’architecture correspondants, mais aussi
10 000 kilomètres de routes bitumées et de pistes en
terre desservant le quart Sud-Est de la Côte d’Ivoire.
Mon
activité était variée et intéressante,
d’autant plus que les crédits ne manquaient pas, que
l’économie Ivoirienne se développait rapidement,
et que la construction et l’entretien en bon état du
réseau routier indispensable au transport des produits,
notamment agricoles, était une ½uvre éminemment
utile et respectée. En dépit de l’indépendance,
acquise en 1961, ce pays vivait encore sous un régime
néo-colonial, actuellement fort décrié, mais qui
assurait au moins la paix et une relative prospérité.
Au
plan personnel, la vie sociale y était très active, un
peu comme dans les anciennes colonies, et fournissait l’occasion
de nouer de nombreuses relations et amitiés.
Après
six années en Côte d’Ivoire, j’ai néanmoins
pensé utile d’effectuer ma rentrée dans
l’atmosphère « métropolitaine »,
en tenant à Paris, pendant quatre ans, l’un des postes
de chargés de mission du Secrétariat d’Etat
chargé de la Coopération. Il s’agissait d’une
activité d’étude et de conseil d’un
indéniable intérêt intellectuel, mais qui me
laissait quelque peu insatisfait, en raison de son caractère
trop diplomatique et dépourvu de responsabilités
effectives.
Je
souhaitais prendre une fonction plus concrète, plus
directement opérationnelle, et surtout devenir pleinement
responsable d’une unité de gestion et d’action,
dotée d’une certaine autonomie. J’ai eu la chance
de trouver tout cela dans le cadre des Sociétés
d’Autoroutes.
Vingt huit années pour les autoroutes.
Je
suis entré aux sociétés d’autoroutes, en
1969, comme responsable d’un service de la SCET, chargé
de gérer les cinq Sociétés d’Economie
Mixtes Concessionnaires d’Autoroutes (SEMCA), qui finançaient,
à l’époque, la construction et l’entretien
de l’ensemble du réseau autoroutier concédé.
Ces
sociétés étaient beaucoup plus petites que
maintenant, puisqu’elles totalisaient seulement 1000 kilomètres
d’autoroutes (contre 7630 actuellement). Elles avaient surtout
beaucoup moins de responsabilités propres, les services de
l’État assurant pour leur compte les activités
d’entretien, de même que la maîtrise des travaux de
construction. Malgré leur statut d’économie
« mixte », elles dépendaient entièrement
de l’État, et l’on disait couramment qu’il
s’agissait de « faux nez de l’État »
Mais,
dès 1970, les choses ont notablement changé lorsqu’un
Ministre de l’Equipement d’inspiration libérale
(Albin Chalandon) a décidé, d’une part d’ouvrir
aux sociétés privées la possibilité de
devenir concessionnaires d’autoroutes, d’autre part
d’amener les SEMCA à s’organiser et à
fonctionner « comme des sociétés
privées », en assumant la pleine responsabilité
de leurs opérations de construction et d’entretien.
Cette
décision a entraîné, dès 1971,
l’absorption par les SEMCA des services d’entretien
précédemment gérés par l’État,
la création d’un maître d’ouvrage spécialisé
dans la construction autoroutière (Scetauroute), et la
création, dans chaque société, d’une
Direction Générale propre.
Après
avoir géré pendant trois ans l’ensemble des cinq
SEMCA, je suis donc devenu en 1972 Directeur Général de
la Société de l’Autoroute de la Vallée du
Rhône (SAVR), société dont la mission consistait
alors, pour l’essentiel, à assurer la liaison Lyon -
Marseille. Jusqu’à mon départ en retraite, en
1998, j’ai occupé le même poste, sous l’autorité
de six présidents successifs, mais mes fonctions ont
considérablement évolué avec le développement
extraordinaire que cette société, assez vite rebaptisée
«Autoroutes du Sud de la France », a connu
pendant toute cette période.
Une grande époque pour le réseau autoroutier français
Les
28 ans que j’ai consacrés aux autoroutes ont, en effet
coïncidé avec la grande époque de la constitution
du réseau autoroutier français, l’Etat ayant
décidé dès 1970 de rattraper le retard que la
France avait pris dans ce domaine, et d’utiliser pour cela
toutes les ressources financières et techniques disponibles,
tant dans les SEMCA, que dans les entreprises privées. A
partir du début des années 1970, il a donc attribué
de nombreuses concessions autoroutières, soit aux SEMCA
agissant comme maîtres d’ouvrages, soit directement à
des groupements d’entreprises assurant à la fois la
maîtrise d’ouvrages et les travaux.
C’est
ainsi qu’ASF été appelée à prendre
la concession de la plupart des autoroutes de liaison situées
dans la moitié sud de la France :
-
Orange-Narbonne-Le Perthus (A9),
concédée par tronçons et réalisée de 1968 à 1978.
-
Narbonne-Toulouse-Bordeaux (A61,
A62), attribuée en 1972 après large mise en concurrence, et terminée en
moins de dix ans, malgré sa longueur (360 km).
-
Poitiers-Bordeaux (A10), attribuée
en 1977 après une mise en concurrence restreinte, et terminée dès 1981.
-
Clermont Ferrand-Saint Etienne
(A72), concédée par tronçons et achevée en 1985.
-
Bayonne-Toulouse (A64), concédée
partiellement et par tronçons successifs.
-
Le Mans-Angers (A11), attribuée à
ASF après consultation de deux autres sociétés.
-
Enfin, Nantes-Niort (A83),
Brive-Montauban (A20), Bordeaux-Clermont Ferrand (A89), ainsi que
d’autres liaisons plus courtes, qui complètent le maillage du réseau et
ont été attribuées à la société en raison de sa proximité géographique
et de sa santé financière.
Partie
de la Vallée du Rhône, l’ASF s’est donc
lancée à partir de 1972 dans une « Conquête
de l’Ouest » d’autant plus spectaculaire que
la plupart des liaisons concédées avant 1980 ont été
mises en service dans des délais record, les procédures
préliminaires et la composition des projets étant alors
beaucoup plus simples et plus légères qu’à
l’heure actuelle.
C’est
seulement au cours des années 1980 et 1990 que sont apparus de
très nombreux textes relatifs aux débats préliminaires
et aux études d’impact, à la protection de
l’environnement et à celle des riverains, à la
publicité des marchés et à la mise en
compétition des maîtres d’½uvre, à
l’ouverture des carrières et à l’archéologie
préventive, ce qui a finalement abouti à encadrer la
conception et la construction des autoroutes d’un ensemble
légal et réglementaire extraordinairement complexe.
Directeur Général d’ASF
Pour
faire face à ce « harcèlement textuel »,
coûteux et gênant mais évidemment inéluctable,
il a fallu, à plusieurs reprises, renforcer et restructurer
l’organisation de la société dans le domaine de
la maîtrise d’ouvrage et du contrôle des projets,
si bien que la Direction de la Construction d’ASF est devenue
un modèle d’organisation et de rigueur, apte à
maîtriser et diriger de bout en bout des projets difficiles et
complexes, à surmonter bien des obstacles et aussi à
éviter qu’aucun des très nombreux marchés
publics passés chaque année au nom de la société
ne donne lieu à un incident grave.
De
même, dans le domaine de l’exploitation, c’est-à-dire
celui de l’entretien des ouvrages, de la perception des péages,
de la sécurité de la circulation, de l’information
des usagers, des travaux sous circulation, de la surveillance des
sous-concessionnaires, ainsi que de la gestion de tout le personnel
nécessaire à ces activités, il a fallu
accompagner l’expansion du réseau par la création
sur le terrain de Directions régionales et de Districts
d’entretien, mais aussi mettre en place une organisation et des
méthodes destinées à tirer le meilleur parti des
progrès techniques, à réduire les coûts
d’exploitation, à apporter le meilleur service à
nos clients, à améliorer la gestion des crises, etc.
Pour
l’automobiliste circulant sur autoroute, les innovations les
plus visibles de ces dernières années sont l’arrivée
des radios autoroutières, l’annonce des temps de
parcours et l’automatisation du péage, mais devant tous
ces progrès, apparemment si simples, il ne peut se douter de
la somme d’études et d’innovations qu’ils
exigent. Encore moins pourrait-il supposer tous les efforts qui sont
faits en coulisse en vue d’améliorer constamment le
niveau général du service.
En
fait, l’exploitation des autoroutes est un métier, qui a
été progressivement inventé et mis au point au
cours des trente dernières années et qui n’a
certainement pas fini d’évoluer, car les services
annexes apportés aux automobilistes, notamment dans le domaine
de l’information sur le trafic, répondent à une
demande forte des clients et sont, à leurs yeux, la première
contrepartie du péage ; les méthodes de
l’exploitation des autoroutes sont en progrès constant
et constituent un nouveau métier dans lequel la France et ses
sociétés d’autoroutes ne sont pas en retard !
Je
dois avouer que j’ai pris grand intérêt à
l’activité permanente et foisonnante qu’exigeait
l’expansion du réseau, ainsi qu’à toutes
ces innovations techniques, menées d’ailleurs par
l’ensemble de la « communauté autoroutière »,
dans un très bon esprit de coopération et d’émulation.
Par
ailleurs, le Directeur Général d’ASF devait
veiller attentivement à maintenir l’équilibre
financier de la société. Par chance, le trafic et les
recettes augmentaient avec régularité et généralement
plus vite que ses (prudentes) prévisions, ce qui assurait à
la société une bonne situation financière et lui
a permis, non seulement de rembourser, dès 1993, la totalité
des avances initialement consenties par l’Etat, mais aussi de
renflouer deux sociétés autoroutières voisines
plus ou moins déséquilibrées ; « ACOBA »
absorbée en 1991, et « ESCOTA » devenue
sa filiale en 1994.
Lors
de mon départ en 1998, ASF avait déjà mis
en service 1925 kilomètres d’autoroutes, au rythme moyen
de plus d’un kilomètre d’autoroute par semaine, et
le quart de cette longueur avait déjà été
élargi à 2x3 voies pour faire face à la
croissance du trafic, qui était toujours demeurée forte
et régulière, malgré les « chocs
pétroliers » et autres « crises
économiques »
Depuis
mon arrivée en 1969, ASF avait ainsi multiplié par
huit la longueur de son réseau en service, par cent le volume
de ses recettes annuelles, et il lui restait alors à
mener à bien la construction de 700 kilomètres
supplémentaires.
J’ai
été heureux de pouvoir léguer à mon
successeur (Jacques Tavernier) une très belle société,
prospère et en bon état de marche. On ne parlait pas
encore, à l’époque, de privatisation ni même
d’ouverture du capital mais il était clair que la
société serait prête à aborder l’une
ou l’autre de ces mutations lorsque son actionnaire
majoritaire, c’est à dire l’Etat, le lui
demanderait.
Aménageur et promoteur.
L’un
des débats qui agitent parfois les concessionnaires
d’autoroutes porte sur leur double rôle d’aménageurs
et de promoteurs. À mes yeux, un concessionnaire d’autoroutes
doit d’abord se comporter comme un aménageur d’espaces
publics, analogue à ceux qui, dans les siècles passés,
construisaient nos canaux, nos ponts, nos chemins de fer, les places
et les avenues de nos villes.
C’est
pourquoi, j’ai toujours pensé qu’à l’instar
de ses grands prédécesseurs, et chargé comme eux
de la construction d’ouvrages qui franchiraient les siècles,
le concessionnaire d’autoroutes ne devait pas se contenter de
faire de l’utile mais il devait aussi faire du beau, c’est
à dire construire des ouvrages soignés et bien conçus,
être attentif à la qualité architecturale des
bâtiments comme à celle des aménagements
paysagers, et surtout ne pas lésiner sur les caractéristiques
géométriques des voies.
Dans
le même esprit, je me suis personnellement impliqué dans
la conception des « panneaux marrons » de
l’animation culturelle et touristique, que je considère
même comme une forme d’art.
Enfin,
j’ai souvent recommandé aux paysagistes chargés
de concevoir les aires de services et de repos, de les traiter comme
des « parcs paysagers », comme les « nouveaux
jardins » de notre temps.
Tous
ces efforts de qualité et d’esthétique me
paraissaient justifiés pour des infrastructures aussi
durables, qui doivent non seulement faciliter les déplacements
mais aussi contribuer à rehausser l’image de notre pays
et son attrait touristique.
Mais
ce point de vue n’était pas partagé par tous,
certains de mes collègues estimant qu’un concessionnaire
est d’abord un promoteur qui doit équilibrer ses
comptes, veiller à ce que ses dépenses ne dépassent
pas durablement ses recettes et donc toujours privilégier les
investissements les plus économiques, même si cela peut
nuire parfois à la qualité des aménagements…
Quoi
qu’il en soit, ce métier de promoteur d’autoroutes
est particulièrement délicat, en raison de la longueur
des temps de retour. La construction et l’exploitation de ces
ouvrages sont, en effet, des opérations lourdes et lentes dont
les résultats financiers n’apparaissent qu’au bout
de nombreuses années ; ce n’est qu’à
l’achèvement de l’avant-projet que l’on en
connaît vraiment le coût, ce n’est qu’à
la mise en service que l’on peut vérifier si les
prévisions faites sur le trafic étaient bonnes, et ce
n’est donc que fort longtemps après la décision
initiale d’investissement que l’on peut savoir si les
recettes équilibreront bien les charges de la concession.
De
plus la durée des emprunts que l’on peut émettre
sur les marchés financiers ne dépasse pas une douzaine
ou une quinzaine d’années, c’est-à-dire
qu’elle est beaucoup trop courte eu égard à la
durée de l’amortissement technique comme à la
durée des concessions. Ainsi, le concessionnaire autoroutier
doit rembourser, en moins de quinze ans, la totalité des
emprunts qui lui ont servi à financer l’investissement,
alors que ces premières années sont justement celles
qui ont les plus faibles recettes, et qu’il lui reste encore à
percevoir des péages pendant des décennies ! Financer, par des emprunts
à quinze ans, des infrastructures qui dureront des siècles est vraiment une gageure
extraordinaire.