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Louis BROUSSE



Nous voici donc invités par Yvon Bastide à « faire part du résultat de l’expérience acquise au cours des 50 ans écoulés ». Génial ! Pour peu qu’un camarade sur cinq s’associe à cette anthologie, ce ne sont pas moins de 25 siècles d’expérience qui nous seront offerts en cadeau d’anniversaire. Vite, où est mon stylo ? Le premier jet de mon enthousiasme produit une longue série de phrases à la première personne surchargées d’adverbes et d’adjectifs. Dieu ! Qu’il est difficile de parler de soi sans complaisance ni excès d’humilité. Biffons, élaguons. Bien. Ce qui reste prend hélas ! des allures de rapport d’audit ou d’état des lieux : ennuyeux et tristounet. Retour à la case départ avec un vague sentiment de regret d’avoir accepté un défi périlleux aussitôt tempéré par le sentiment confortable qu’après tout il ne s’agit plus de passer un concours… Alors, allons-y, ouvrons grand les vannes.

Lorsque je repense aux années passées sur la Montagne Geneviève ce qui me vient d’abord à l’esprit est un sentiment de gratitude envers l’Ecole pour m’avoir offert un cadeau inestimable : du temps pour reprendre, en toute liberté et sans souci du lendemain, le parcours intellectuel, culturel et sentimental d’une prime jeunesse nourrie de Grec et de Latin, illuminée par Racine, Rimbaud, Camus, Anouilh et quelques autres, fâcheusement interrompu par l’absurde parenthèse de la Taupe. Quarante-cinq ans plus tard, par une curieuse symétrie, la retraite, en ménageant un espace de garde entre le monde des actifs et moi, induit un nouveau retour à des sources que le tourbillon de la vie professionnelle avait quelque peu taries.

Ont ainsi été ravivées d’anciennes convictions : que Phèdre et le Bateau Ivre sont décidément les deux plus beaux poèmes de la langue française, qu’à 2500 ans de distance l’Aphrodite de Cnide et la Méditerranée d’Aristide Maillol partagent l’étrange pouvoir d’instiller chez les hommes un poison délicieux, que le Siècle des Lumières en institutionnalisant l’Etat-Nation a porté l’estocade à l’Europe née 15 siècles plus tôt de la fusion entre les Européens du Nord –les Germains- et les Romains, ces Européens du Sud. Catalan attaché à sa culture et à sa langue, je ne saurais oublier que les premiers Comtes Catalans –des Wisigoths- avaient librement rendu l’hommage aux Rois de France créant ainsi une Marche Carolingienne qui fut un solide rempart contre les Sarrasins. Que cela ressemblait donc à une Europe des Régions !

Entre ces deux balises - l’Ecole et la retraite distantes de près d’un demi-siècle- tel le Bateau Ivre « J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides ». D’abord chargé au sein du Corps des Télécommunications d’Armement de créer ex-nihilo- chance inouïe- avec des moyens importants et avec la plus grande liberté l’activité de « Recueil et Traitement des Informations sur le Champ de Bataille », je quittais cinq ans plus tard le service de l’Etat pour rejoindre la CII, fer de lance du Plan Calcul, dont l’histoire n’a jamais été complètement écrite. J’ai pu mesurer les distances galactiques qui séparent l’industrie et les gouvernants. Lors de la première rencontre entre la CII et Robert Galley qui venait d’être nommé Délégué à l’Informatique par le Premier Ministre nous avions exposé aussi précisément et concrètement que possible ce qu’il fallait faire pour, en 5 ans, mettre sur orbite une entreprise capable de prendre la part du marché européen nécessaire pour assurer sa rentabilité et sa pérennité. Ce qui nous valut cette réflexion : « Messieurs, que votre industrie est décevante ! Moi, j’ai fait Pierrelatte en deux ans » Personne n’a osé lui demander ce que la construction d’une usine de séparation d’isotopes et la création d’une industrie concurrentielle pouvaient bien avoir en commun.

Sept ans plus tard, alors que j’étais Directeur de Etudes Avancées de la CII je démissionnai, convaincu que l’entreprise allait droit sur les récifs, ce qui n’a pas manqué de se produire deux ans plus tard, et bien décidé à ne plus jamais me mettre au service d’une entreprise dépendant des subsides de l’Etat. J’ai tenu parole.

Fin 71, je fus nommé Directeur pour l’Europe d’EMR, un constructeur américain d’ordinateurs acquis par Schlumberger. Six mois plus tard le Président qui m’avait embauché me prévenait que Schlumberger avait décidé de vendre EMR mais que ça tombait bien car ils avaient justement un poste excellent à m’offrir : Directeur du réseau commercial France de Schlumberger Instruments et Systèmes (SIS). Le fait que je n’aie jamais eu la moindre activité commerciale auparavant ne les avait pas exagérément troublés. Je fus introduit par deux Notes, l’une en Anglais et l’autre en Français qui bien que signées par le Président de SIS n’étaient pas la traduction l’une de l’autre. Comme le responsable que je remplaçais avait été viré en même temps que son supérieur hiérarchique il n’y eut personne pour m’introduire auprès du personnel. Je partis donc en exploration. Le premier collaborateur que je rencontrai me décrivit une situation catastrophique et conclut ainsi son discours : « Voyez-vous, Monsieur, la seule chose qui nous console c’est de voir que l’instabilité est la même à tous les niveaux de la hiérarchie ». Je reçus ce jour là la plus enrichissante leçon d’humilité de ma carrière.

Quelques mois suffirent pour que je réalise qu’à leur insu les responsables de Schlumberger m’avaient offert un superbe cadeau : la découverte de cette race d’hommes difficiles à diriger mais terriblement attachants que sont les vrais vendeurs. Emotifs, capricieux, imprévisibles mais toujours prêts à donner le meilleur d’eux-mêmes dès lors qu’ils se sentent compris et soutenus. Ces Divas auront finalement été mes plus fidèles collaborateurs. Ils m’auront appris que la raison raisonnante n’est d’aucun secours pour comprendre et diriger des hommes. Colette, ma femme, s’efforçait aussi, sous d’autres formes, de me le faire comprendre. Par son exceptionnelle aptitude à écouter et se faire entendre elle a su –mieux que moi- transmettre à nos trois enfants les valeurs que nous partagions et que nous avions reçues, elle et moi, de nos parents. L’Industrie est avant tout une aventure humaine : personne ne m’ayant enseigné les hommes j’étais pour l’essentiel un autodidacte. Ce que j’en sais aujourd’hui, je l’ai appris de mes vendeurs et de mon épouse.

L’année suivante je fus promu au niveau européen. Je retrouvai, dans chacune des huit filiales commerciales que je supervisais, les mêmes personnalités attachantes de vendeurs à travers la diversité des cultures, de la Grande Bretagne à l’Italie, de l’Espagne à la Suède et à l’Autriche. Vingt ans avant Maastricht nous nous sentions Européens.

Le dernier parcours – le plus long : 16 ans- s’est déroulé en France chez Motorola dont je suis Président d’honneur. Fin 81, invité à me rendre au siège près de Chicago pour un ultime entretien avant mon embauche, je découvris le tout premier téléphone cellulaire dit « portable » (3/4 de kg...). Dans l’avion de retour je me livrai, crayon en main, à un exercice compliqué dans le but de fonder ma décision d’accepter –ou de refuser- l’offre sur des bases rationnelles. Une idée vint interrompre mes spéculations : une entreprise capable d’une telle innovation ne pouvait que s’imposer. Je pris finalement ma décision à partir d’une intuition vite transformée en évidence et qui refusait le secours de la raison.

Quelques mois après nous entamions une véritable croisade pour l’introduction de la téléphonie cellulaire en France. A cette époque certains experts français estimaient qu’il y avait place à Paris pour quelques dizaines de milliers de postes mobiles : il y a aujourd’hui plusieurs millions de portables. Quinze ans plus tard le Malthusianisme des débuts a fait place à la folie de l’Internet mobile qui a largement contribué au désastre des Télécommunications. Je fus parmi les très rares qui tentèrent en vain de tirer le signal d’alarme. J’ai assisté impuissant à une hallucination collective de l’ensemble des acteurs des Télécommunications. Ils l’ont payé cher. Comme toujours en pareil cas ce ne sont pas les plus coupables qui ont été les plus punis. Quant à moi, bien qu’ayant attendu d’avoir près de 66 ans pour prendre ma retraite, je quittai Motorola en pleine euphorie…J’ai eu finalement beaucoup de chance en entrant et en sortant de Motorola au meilleur moment. Oui, on a parfois besoin d’être aidé par la chance !

Au cours de ces 16 années une partie non négligeable de mon temps fut consacrée à tenter d’expliquer la France et l’Europe aux Américains et l’Amérique aux Français. J’eus l’occasion d’organiser des réunions avec de nombreux ministres et de participer à des rencontres entre le N° 1 ou 2 de Motorola Inc. avec leurs homologues de grandes entreprises françaises. Parfois, comme on dit, « le courant passait » mais cela ne suffisait pas –tant s’en fallait- pour déboucher sur une entente. Souvent l’incompréhension mutuelle ne laissait guère d’espoir sur la suite.

Du côté américain, l’obstacle le plus fréquent était leur incroyable inaptitude à comprendre que l’on puisse vivre dans un environnement différent du leur. Dans un magasin de la banlieue de Chicago j’avais un jour rencontré une vieille dame qui venait, me dit-elle, de passer un séjour merveilleux en France. Une seule chose l’avait chagrinée : l’usage d’une monnaie qui lui paraissait bien étrange. « Pourquoi, me dit-elle, ne vous servez-vous pas du dollar ? C’est tellement plus commode ! » Je ne parvins pas à lui faire comprendre que pour ma mère, qui devait avoir le même âge qu’elle, c’était le Franc français qui était « most convenient ». Quelques années plus tôt j’avais eu chez Schlumberger une secrétaire américaine exceptionnellement intelligente, mariée à un Français et parfaitement intégrée dans l’environnement parisien. Elle s’étonnait un jour d’avoir reçu d’un fournisseur français des stylos à bille américains.

Il lui paraissait inimaginable qu’un objet d’usage courant aux Etats-Unis ne soit pas américain.

Du côté Européen – et pas seulement Français- on se heurtait à une riche collection d’idées reçues (récemment Jean-François Revel a tenté d’en tuer quelques-unes dans son livre sur l’Antiaméricanisme), notamment sur l’inculture américaine. Comment alors expliquer qu’il faille aller à New York ou à Chicago pour voir certaines ½uvres qui figurent parmi les sommets de la culture mondiale ? Comment expliquer que la France ait abandonné aux Américains le soin de sauver de la ruine des trésors d’Art Roman –notamment une bonne partie du cloître de Saint Génis des Fontaines, au c½ur de la Catalogne Nord- en les expédiant à New York ? Comment oublier que Matisse et Picasso ont été reconnus, alors que le Fauvisme et le Cubisme récoltaient les ricanements de la critique française, par des mécènes américains ?

Je n’ai pas su trouver les mots pour convaincre les uns et les autres et cela restera mon plus grand regret. Une consolation tout de même : après plus de quinze ans passés aux Etats-Unis où il a fait ses études mon fils aîné a obtenu la nationalité américaine. Notre famille possède donc désormais une solide tête de pont des deux côtés de l’Atlantique.

Soudain voici presque trois ans la foudre s’est abattue sur nous : Colette, ma femme, a été emportée par une tumeur au cerveau. Désormais, les joies fulgurantes et les moments de bonheur que me procurent, encore et toujours, Matisse, Mondrian, de Staël ou Debussy, Saint Saens, Chostakovitch ou encore mon voilier Anahita remontant dans les embruns un vent de 30 n½uds s’accompagnent d’un pincement de c½ur et d’une pointe d’amertume. Je me prends à envier, moi l’agnostique, la foi des croyants. Je voudrais croire que lorsque mon tour viendra de faire le grand voyage je la trouverai au bout du chemin m’attendant un sourire aux lèvres.

Louis Brousse

Avril 2003

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