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Michel DUNAUD



La préparation d'une plaquette par les camarades de notre promotion m'a interpellé. Nos parcours professionnels et personnels ont été très divers, et l'ensemble de nos réflexions d'aujourd'hui sera certainement riche et plein d'intérêt. Cependant, m'estimant suffisamment occupé, mon premier mouvement a été de rester à l'écart, mais je me suis décidé finalement d'une part à proposer quelques souvenirs d'une expérience professionnelle qui a marqué ma vie, et d'autre part à résumer ce que j'ai entrepris depuis quelques années en généalogie.

Comment agir pour qu'un grand organisme améliore ses méthodes ?

Jeune ingénieur de l'Armement, au cours des premières années 1960, j'ai participé à la réalisation en Europe, sous licence américaine, d'un grand programme militaire. De tels programmes se déroulent sur plusieurs années, impliquent de nombreuses sociétés et organismes, obligent à mettre en place des actions de toutes espèces et qui vont durer des décennies afin de définir et concrétiser les matériels, leur soutien, leur maintenance, la formation des personnels, etc. Les États-Unis étaient à cette époque les pionniers en la matière.

Quelques années plus tard, ayant été muté dans un autre secteur de l'Armement, j'ai été désigné pour présider la commission d'enquête chargée d'analyser un échec très pénalisant, intervenu au cours du développement d'un nouvel engin. Cette commission officielle était composée d'ingénieurs des firmes et des services concernés. Rapidement elle a localisé l'origine « physique » de l'échec et dégagé les actions correctives immédiates . . . qu'il fallait bien appliquer, mais qui ont coûté sept mois de retard !

J'avais fait constater à la commission que les méthodes qui avaient été employées pour organiser et mener le programme étaient insuffisantes, qu'elles rendaient inévitables de tels échecs et retards, et qu'elles devaient être revues; notre rapport d'enquête proposait donc de créer les outils méthodologiques qui manquaient alors, et pour cela de nous inspirer de ceux du Department of Defense.

En effet pour avoir l'assurance de réaliser des bons produits, il ne suffit pas de maîtriser pleinement la science, la technique et les technologies, il faut aussi employer des méthodes de travail solides. Pour illustrer, quand un ingénieur spécifie à un sous-traitant le besoin que devra satisfaire la fourniture qu'il lui commande, s'il oublie de préciser que pendant telle phase de sa vie cette fourniture sera soumise à telle contrainte particulière (une surpression par ex), on ne devra pas être surpris de constater la défaillance quand on utilisera le système; l'organisme responsable d'un programme doit donc imposer aux ingénieurs ayant à établir un cahier des charges d'employer pour cela un plan-type qui les astreigne à passer en revue toutes les phases de la vie du produit qui sera utilisé (y compris les plus fugaces ou d'apparence anodine, car l'une de celles-ci peut être dimensionnante) . . . Ce devrait être une évidence !

Après quelques réticences, ces propositions ont été acceptées; l'effort a été fait pour mettre en place les outils nécessaires pour spécifier un besoin, organiser le déroulement temporel d'un programme, obtenir des industriels la mise en place des outils et organisations indispensables, ... et pour obtenir leur utilisation réelle. J'ajoute que les programmes suivants en ont bénéficié et se sont déroulés beaucoup plus facilement. La marche vers « la maîtrise de la qualité » était enclenchée et elle a porté ses fruits.

Ma réflexion d'aujourd'hui porte sur la difficulté que l'on rencontre quand on doit faire changer les façons de faire dans un grand organisme. Bien des responsables ne se rendant pas compte de l'évolution qui a pu intervenir dans la taille, l'ampleur, la nouveauté des besoins à satisfaire, refusaient de sortir de leurs habitudes ou ne voyaient pas la nécessité de s'adapter à un cadre qui n'était plus simplement franco-français.

Ils se contentaient de continuer comme par le passé, niant des notions « nouvelles », « inventées » par d'autres, étrangers de surcroît (le Français est souvent facilement content de ce qui se fait chez lui).

Parmi les remarques les plus typiques entendues j'ai gardé le souvenir de celles-ci :

 - ce n'est pas à moi qu'on va apprendre à faire des sous-marins ! (ou des chars, ou des avions, ou des radars . . .)

 - tout ça, c'est des « anglo-sax-conneries ! » (sic) (ailleurs, dans les industries de grande consommation, on se gaussait volontiers des cercles de qualité et autres « japoniaiseries » !).

 - qualité, fiabilité, maintenabilité, traçabilité . . . débilité !, stérilité ! » (resic).

Dans un tel environnement, comment avancer ? Intellectuellement convaincus, les grands responsables, surchargés par le court-terme, ne sont pas suffisamment disponibles pour donner une impulsion continue. Il faut alors proposer, provoquer parfois, être patient et prêt à profiter des circonstances : en s'appuyant sur un échec, une difficulté, un retard, on peut faire prendre conscience « qu'on l'a bien mérité et bien cherché ! » . . . et qu'il faut changer ses façons de procéder.

Dans le domaine que je connais, le retard a été rattrapé.

Dans d'autres, au vu des polémiques entraînées par exemple par le fonctionnement de la Grande Bibliothèque, on peut se demander s'il ne reste pas beaucoup de progrès à faire dans notre pays pour que les grands projets soient menés rationnellement, afin de satisfaire les besoins réels de leurs utilisateurs, et de ne pas engendrer des coûts, nuisibles et inutiles, en investissement et en fonctionnement.

Pourquoi la généalogie ? Pourquoi pas la généalogie ?

Depuis 1995, année de ma retraite, je m'intéresse à la généalogie (mais aussi à d'autres sujets).
La généalogie a permis de satisfaire ma curiosité . . . et de faire des découvertes. Je pensais être issu de paysans limousins et d'artisans (charpentiers, meuniers, boulangers..). En remontant le temps, la diversité de mes ancêtres est apparue, puisque se côtoient parmi eux des métayers, des « laboureurs » (ou paysans aisés), bien sûr, mais aussi des « chirurgiens-jurés », des artisans comme des forgerons, des meuniers-papetiers, des aubergistes et marchands, et aussi des nobles plus ou moins désargentés. Certaines de leurs professions paraissent originales, voire mystérieuses (praticien, artisan du commun, dragon au Régiment de Lautrec, chirurgien-juré, etc.).

En remontant les générations j'ai eu des surprises. La première a été de constater par un mariage de 1749, descendre d'une famille de petite noblesse, puis par là de la famille de Fénelon, archevêque de Cambrai -, et en remontant, des Caumont, et même des Capétiens.

Une autre surprise a été de rencontrer un métallurgiste venu vers 1760 de Neufchâtel, rattachée alors à la Prusse, fonder une petite industrie en Limousin pour y fabriquer des objets en fer (clous, fils de fer, petites pièces de forge , . .) et y faire souche.

Une autre a été de découvrir les caractéristiques (endogamie par exemple) et l'originalité des milieux professionnels, tels celui des meuniers-papetiers qui, installés sur les rivières qui fournissaient la force motrice, transformaient les vieux habits et chiffons en rames de papier, ou celui des « laboureurs » aux dix-septième et dix-huitième siècles.

La généalogie est d'abord bien sûr la recherche de nos sources, mais elle permet aussi de mieux connaître comment vivaient ceux qui nous ont précédés et de se poser des questions sociologiques plus générales comme : quels soins pouvait bien dispenser en 1750 un maître-chirurgien dans un petit village de 1500 habitants ? pourquoi à la même époque un métallurgiste, né à Neufchâtel, s'est-il installé en Limousin et qu'allait-il faire à l'arsenal de Rochefort où il est mort ? comment vivaient les fabricants de papier aux dix-septième et dix-huitième siècles, quelles étaient leurs relations avec leurs fournisseurs de matières premières (les chiffons...) et avec leurs clients, quels procédés techniques employaient-ils ? pourquoi décidait-on, entre 1850 et 1910, d'aller travailler dans le bâtiment à Lyon ou à Paris ? comment devenait-on entrepreneur, ou architecte ? combien réussissaient ? combien échouaient ?

La généalogie est une source de plaisir parce qu'elle est aussi un jeu intellectuel (plus complet que puzzles ou mots croisés, . . . et peut-être même comparable au bridge ?). J'ajoute que la découverte d'un ascendant ignoré jusque là, la recherche, la trouvaille et l'étude détaillée d'un acte notarié un peu curieux comme l'inventaire après décès des biens d'un ancêtre de 1810, me paraissent tout à fait comparables à la traque et l'examen d'une pièce nouvelle rare pour le collectionneur de monnaies, de timbres ou de tableaux (c'est aussi une passion moins coûteuse !).

Le généalogiste doit organiser son action, se déplacer « sur le terrain », s'intéresser et s'adresser à d'autres, leur demander une aide, les comprendre, et, en retour les informer. Son action lui permet de situer tel ou tel cousin rencontré, de prendre contact - et de nouer des relations avec des personnalités originales, dotées de curiosité intellectuelle.

Elle implique une forte capacité de relations humaines, et a été pour moi à l'origine de bien des rencontres, promenades et sorties intéressantes et agréables, comme :

 - retrouver et visiter les ruines du moulin où, en 1775, le métallurgiste venu de Neuchâtel fabriquait des clous et du fil de fer . . ., imaginer sur place quels étaient ses équipements : roues à aubes, martinets, bancs à étirer, etc.

 - visiter le château de Jumilhac aux toits dignes de la maison de la Belle-au-Bois-Dormant; et d'autres demeures comme celles de Saint-Jean de Côle, Puyguilhem, Fénelon, Salagnac, . . . et ainsi mieux connaître ma province et le département voisin de la Dordogne;

 -  converser avec un « cousin », auteur d'un ouvrage sur les victimes limousines de la Terreur, ou une « cousine » qui étudie systématiquement aux Archives Départementales les actes notariés dont elle extrait toutes sortes de faits révélateurs des relations sociales ;

 - visiter, près de Sarlat, le château de Castelnaud et son musée de machines de guerre ;

 - visiter à Auray l'église Charles de Blois.

On peut encore, en grappillant parmi les personnages rencontrés - apparentés ou non -, s'intéresser à ceux qui sortent de la norme, comme

 - Antoine Chapelle de Jumilhac, créateur vers 1600 d'industries de forge-métallurgie en Périgord,

 - Charles de Vanolles, intendant de Franche-Comté en 1680,

 - le premier évêque constitutionnel de Limoges, conventionnel, régicide, mort en Limousin en 1822, peut-être bien un cousin lointain

 - Joseph-Louis Gay-Lussac, le physicien, (X 1797),

 - François Mitterrand.

Les archives que l'on consulte révèlent parfois des comportements originaux ou des traits de société qui surprennent, font sourire, ou réfléchir, comme :

 - les relations entre un gendre et son beau-père vers 1615,

 - l'enlèvement d'une jeune fille promise au couvent en 1658,

 - la création du premier corps de police à Paris en 1667,

 - les conséquences d'un oubli pour deux jeunes hommes pendant la Révolution .... elles illustrent la prudence qu'il vaut mieux adopter dans les périodes troublées,

 -  la notation d'un officier dans les années 1900 . . .

On doit, au départ, admettre quelques évidences :

Premièrement, les résultats de toute étude généalogique comportent des incertitudes. Il n'est pas toujours évident par exemple de distinguer l'un de l'autre deux frères nés à un an d'intervalle, qui portent le même prénom, et qui épousent le même jour deux s½urs! A deux reprises j'ai dû, ayant découvert des documents authentiques qui contredisaient ce que j'avais écrit auparavant, rectifier des erreurs. De plus, les études déjà éditées, et qu'on est bien heureux d'utiliser comme sources de données, comportent elles-mêmes des lacunes, et parfois des erreurs.

Deuxièmement, le premier but visé - savoir qui étaient nos ancêtres - ne peut qu'être approché. À lire les historiens, à étudier les m½urs de certaines époques, nous ne pouvons pas nous porter totalement garants de la vertu de toutes nos aïeules (ni, bien sûr, de tous nos aïeux).

Au-delà de la distraction, la généalogie est une façon ludique d'apprendre l'histoire des sociétés, des individus et des événements, en surfant . . . un peu comme on surfe sur Internet . . . et, bien sûr, sans prétention, en souriant.

Voilà pour mon ascendance. En ce qui concerne ma descendance, j'ai deux fils (X 77 et X 83) et une fille (prof de math), et neuf petits-enfants (dont sept filles !)

J'espère n'avoir pas trop lassé ceux qui m'ont suivi jusque là. Mes amitiés à tous.

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